C'est l'histoire incroyable de deux groupes de naufragés qui ont survécu en même temps, sur la même île, mais en ignorant totalement l'existence l'un de l'autre !
Celui qui a raconté cette aventure dans un récit autobiographique est aujourd'hui un peu oublié : François-Édouard Raynal, un navigateur, écrivain et fonctionnaire français. Né le 8 juillet 1830 à Moissac (Tarn-et-Garonne), il a dû exercer divers métiers après la ruine de son père juriste en 1844 : mousse sur un trois-mâts, régisseur de plantation à l'île Maurice à 19 ans, chercheur d'or en Australie à 22 ans, etc. En tout, il a sillonné pendant 23 ans les mers australes avant de revenir en France pour y devenir... fonctionnaire aux impôts.
Le 12 novembre 1863, Raynal est à bord de la goélette Grafton qui quitte le port de Sydney. Mais son expédition à l'île Campbell s'avère infructueuse : ni mine d'étain argentifère comme escompté, ni phoques. Aussi le navire de 56 tonnes fait route vers les îles Auckland, des terres inhabitées à environ 480 kilomètres au sud de la Nouvelle-Zélande.
Le naufrage de la Grafton
Le 31 décembre 1863, la goélette Grafton entre dans Motu Maha, le détroit des îles Auckland au nord de l'île Adams mais dans la nuit du 2 au 3 janvier 1864, le bateau est drossé contre les rochers du fjord Nord de Carnley Harbour dans la principale île de l'archipel.
Cinq naufragés réussissent à atteindre la terre ferme et à récupérer quelques objets, des vivres pour deux mois, des armes et un canot. Ils sont tous de nationalité différente : le capitaine américain Thomas Musgrave, le marin norvégien de 28 ans Alexandre McLaren (Alick), le marin anglais George Harris (20 ans), le cuisinier portugais Henri Forgés (23 ans) et le français François Raynal.
Survie
Très vite, les cinq infortunés réalisent que d'éventuels secours ne viendront pas avant plusieurs mois. C'est pourquoi ils entreprennent de bâtir une cabane capable de résister aux ouragans de la zone subantarctique. Ils baptisent cette hutte d'un nom indien, Epigwaitt.
Pour se nourrir, les naufragés devront se contenter de lions de mer, leur présence ou absence saisonnière décidant des périodes d'abondance ou de disette. Et leur menu sera complété par des oiseaux de mer, des moules et des poissons.
Sur les îles Auckland, peu d'espèces végétales sont comestibles. Raynal réussira quand même à produire une bière buvable à partir de rhizomes locaux.
Le capitaine de la Grafton, Thomas Musgrave, va rédiger avec ses compagnons d'infortune une véritable constitution pour régir leur vie de naufragés. La solide expérience de François-Édouard Raynal, qui a été chercheur d'or pendant 11 ans en Australie, se révèle précieuse. Grâce à lui, on réussit à fabriquer du ciment avec des coquillages, du savon et même des bottes et des vêtements en tannant des peaux de phoque. Le même Raynal racontera plus tard les affres endurées à cause des insectes de l’archipel, notamment les mouches noires.
Délivrance
Une année passe... Les cinq naufragés doivent se rendre à l'évidence : personne ne viendra les sauver. Ils doivent donc se tirer d'affaire seuls. Raynal convainc alors ses compagnons de construire une barque pontée sur la base du canot de la Grafton.
Pour cela, il s'agit d'abord de construire une forge équipée d'un soufflet en peaux de phoque, pour transformer les pièces métalliques récupérées sur l'épave en divers outils. C'est Musgrave qui fera les voiles à partir de celles récupérées sur les restes de la goélette.
La barque est achevée mais elle ne peut contenir que trois des cinq naufragés. Finalement, le 19 juillet 1865, un an et demi après le naufrage, Musgrave, Raynal et Alick quittent l'île sur leur embarcation de fortune et parviennent au prix d'une traversée très périlleuse à rallier l'île Stewart à 450 km au nord. De là, ils peuvent rejoindre Invercargill au sud de la Nouvelle-Zélande et à peine arrivés, le capitaine Musgrave pilote lui-même l'expédition de sauvetage à bord d'un petit navire, le Flying Scud. Il arrive à temps pour sauver les deux autres naufragés d'une inanition inexorable.
Les "autres"
Mais le plus extraordinaire sans doute, dans cette histoire, c'est que quatre mois après le naufrage de la goélette Grafton aux îles Auckland, un autre navire, l'Invercauld avait aussi fait naufrage mais... à l'autre extrémité !
Le 11 mai 1864, l’Invercauld s'échoua sur les rochers de la pointe nord-est de la même île Auckland. Des vingt-cinq membres de l'expédition, six se noyèrent.
Les survivants s'en tirèrent moins bien que ceux de la Grafton. Des dix-neuf naufragés restants, trois seulement furent recueillis vivants le 20 mai 1865 par le brick espagnol Julian qui les conduira à Valparaiso, au Chili. Ils furent donc sauvés trois mois avant les 5 naufragés de la Grafton par un navire que ces derniers ne virent jamais !
Et ce qui laisse stupéfait, c'est que, malgré les 12 mois passés en commun sur l'île, les deux groupes de naufragés, qui ignoraient leur existence réciproque, n'ont jamais établi de contact entre eux, alors qu'ils étaient séparés d'à peine... une vingtaine de kilomètres !
Postérité
D'autres naufrages eurent lieu sur les îles Auckland, comme celui du Général Grant en mai 1866: sur les 25 membres d'équipage et 58 passagers, dix survivants seront ramenés par le Amherst en novembre 1867.
Le capitaine de la Grafton, Thomas Musgrave, racontera son aventure en 1866 sous le titre "Castaway on the Auckland Isles" et François-Edouard Raynal fera de même en 1870 dans un livre intitulé "Les Naufragés, ou Vingt mois sur un récif des îles Auckland".
Récompensé par un prix de l'Académie française en 1874, le récit de Raynal est devenu, jusqu'à la Première guerre mondiale, le livre préféré des distributions de prix en fin d'année scolaire. Il a été réédité à de nombreuses reprises depuis.
Revenu sur la terre ferme pour y occuper un poste dans l'administration fiscale, Raynal s'éteindra le 28 avril 1898 à Valence d'Agen.
Du naufrage lui-même, il reste des noms aux îles Auckland : la baie Musgrave, le mont Raynal (644 m) et la pointe Raynal au sud d'Epigwaitt... Dans les collections du Museum of New Zealand à Wellington se trouvent des photographies (dont celles en noir et blanc qui figurent sur cette page), un morceau de la quille et deux boîtes.
F.E. Raynal a également offert divers objets à la bibliothèque de Melbourne : une paire de bottes en peau de phoque, une aiguille à voile en os d'albatros, des soufflets de forge en peau de phoque. Enfin, une plaque commémorative a été apposée dans une rue du quartier Saint-Benoît de Moissac.
Jules Verne
Ce qu'on sait moins, c'est que le romancier scientifique français s'est inspiré du récit de Raynal pour son roman "L'Oncle Robinson" écrit en 1872-1873, d'abord refusé puis repris sous le titre "L'Île mystérieuse" en 1874. Raynal y est mentionné et les naufragés de l'air de Jules Verne sont cinq et de nationalité différente comme les naufragés de la Grafton...
Le naufrage raconté dans le Sydney Mail du 7 octobre 1865
Les restes de l'épave de la Grafton en 2002
Crédits photos noir et blanc :
Wreck of Grafton, Epigwaitt, Auckland Islands, circa 1888, Auckland Islands, by William Dougall, Burton Brothers studio. Purchased 1943. Te Papa (C.010536)
The site of Epigwaitt hut, c. 1907, taken during the Canterbury Philosophical Institute's Scientific Expedition to the Auckland Islands in 1907. Source: Auckland Weekly News, 2 January 1908; Sir George Grey Special Collections, Auckland Libraries, AWNS-1908010215-1.
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